Après 5 années passées à animer des formations à la sécurité numérique,
lancer des actions de plaidoyers, publier des communiqués et des
rapports sur la censure et la surveillance en ligne, je quitte Reporters
sans frontières. Sur Internet, le constat est sans appel : les
libertés numériques ont largement reculé.
Coups de vis des gouvernements
Je suis arrivé chez RSF en 2010. En France, Hadopi pointait le bout de
son nez. C'était LA mauvaise loi sur Internet, LA loi à abattre. Elle a
valu à la France de se retrouver dans la catégorie « pays sous
surveillance » du rapport 2011 Ennemis
d'Internet. Pourtant, au regard des
lois votées récemment, Hadopi, c'était du pipi de chat. Nous avons
assisté ces deux dernières années à la prise de contrôle d'Internet par
le politique. Le gouvernement et les députés n'ont pas ménagé leurs
efforts puisqu'en deux ans, trois grandes et mauvaises lois concernant
Internet ont été votées : la loi de programmation
militaire,
la loi
terrorisme
et la loi
renseignement.
Désormais, en France, sur Internet, on surveille, on censure.
Ce constat vaut pour la France mais aussi pour la plupart des pays du
monde. Que ce soit en Russie, où depuis le retour de Poutine en 2012,
les lois permettant de bloquer les sites se sont accumulées avec des
motifs toujours plus
larges,
ou en Turquie, où on estime à plus de 30 000 le nombre de sites bloqués.
Au
Vietnam,
en
Chine,
au
Pakistan,
en
Iran...
Dans le monde entier, ces dernières années ont vu un renforcement
législatif net dont l'objectif est ~~la lutte contre la
cybercriminalité, le terrorisme et le pédonazisme,~~ le contrôle
d'Internet.
Par acquis de conscience, je me dois de citer le cas de la Chine. Ce
pays qui dispose de l'arsenal de censure le plus sophistiqué au monde :
la Grande muraille électronique (ou Great Firewall of China). La Chine,
qu'on imaginait difficilement aller plus loin en matière d'outils de
contrôle, a réussi à surprendre tout le monde avec le Grand
canon. Grâce à cet
espèce de générateur d'attaque
Ddos
géant, les autorités chinoises peuvent maintenant bloquer un site non
plus uniquement pour les internautes situés en Chine mais pour les
internautes dans le monde entier. On n'arrête pas le progrès, même en
terme de censure.
Cette reprise en main des gouvernements sur le réseau va de pair avec
l'essor de l'industrie de la surveillance et notamment des sociétés
telles que Hacking Team
[1], Amesys,
Gamma,
BlueCoat, ou
Qosmos,
lesquelles vendent à prix d'or leurs logiciels espions. S'il y a un
compartiment dans lequel le bilan de ces 5 ans est le moins négatif,
c'est celui-ci. Même s'il reste beaucoup de chemin à parcourir, les
récentes évolutions de la Commission
européenne
vont venir mettre un peu d'ordre dans la vente et les exportations de
ces outils. Je ne cite pas Google dans l'industrie de la surveillance
car ce ne serait pas juste de les mettre à côté des Hacking team & co,
mais l'évolution de cette société, sa taille, son rôle, son influence
est assez effrayante elle aussi. Plus là-dessus dans un
prochain billet
Gouvernance d'Internet : cocasse
Le tableau ne serait pas complet si je n'évoquais pas la Gouvernance
d'Internet. Internet étant un espace sans frontières, les instances
internationales telles que l'ONU ont créé des forums réunissant les
gouvernements, les entreprises et la société civile, pour discuter des
règles et lois à élaborer concernant Internet. C'est cocasse puis que
c'est à Tunis, lors du Sommet mondial de la société de l'information de
2005, dans la Tunisie de Ben
Ali, qu'a été
formalisé ce principe de discussion tripartite pour la gouvernance
d'Internet. C'est aussi là-bas qu'est né l'Internet Governance
Forum (IGF), un rassemblement annuel
au cours duquel, États, entreprise et société civile se réunissent pour
discuter.
Petite anecdote sur l'IGF : j'ai eu l'occasion d'assister en septembre
2014 à l'IGF d'Istanbul, en Turquie. La règle lors des ateliers
conférences et débats, était de ne nommer aucun gouvernement, entreprise
ou personne publique, afin de ne pas envenimer les discussiosn. C'est
une règle onusienne parait-il. Septembre 2014, là aussi c'est cocasse
puisque c'est le moment qu'a choisi Recep Tayyip Erdogan, premier
ministre turc pendant 10 ans puis président, pour renforcer les pouvoirs
de surveillance de la TIB et de la MIT, les 2 bras armés de la censure
et de la surveillance d'Internet en
Turquie.
Ce qui est encore plus cocasse, c'est que la règle étant de ne
mentionner aucun pays, chef d'État ou société à l'IGF,
(presque)
personne n'a évoqué cette situation lors de l'IGF. Par contre, on nous a
assuré que la connexion Internet à l'intérieur de l'enceinte de l'IGF
n'était pas censurée. Belle victoire pour l'ONU et la gouvernance
d'Internet.
Pour rajouter à la cocassitude, précisons que le forum précédent
s'est déroulé à Baku, en
Azerbaïdjan.
Un pessimisme joyeux
Je me suis forgé un pessimisme joyeux chez RSF. Car au final, ces cinq
dernière années :
- les États ont mis sacré coup de vis aux libertés sur Internet ;\
- les instances internationales n'ont pas encore fait preuve d'assez
de maturité pour préserver celles-ci ;\
- ainsi que sont venus le rappeler la Chine et son Grand canon,
l'imagination et les moyens des censeurs sont sans limites.
La bonne nouvelle est qu'en face, l'imagination des hacktivistes est
elle aussi sans limite. Si la Chine a sorti son Grand canon, c'est
parce qu'une poignée d'hacktivistes a
trouvé un moyen de contourner la Grande muraille de Chine, moyen
largement relayé et utilisé par RSF.
Lorsque l'IGF interdisait de nommer entreprises ou gouvernements, RSF ne
s'est pas gênée pour citer les sociétés ennemis
d'Internet
et distribuer des flyers sur la TIB et la
MIT sur
place — ce qui nous a valu de nous faire expulser de l'enceinte.
Lorsqu'on travaille dans une ONG, on est conscient qu'un communiqué de
presse ou un rapport sur la censure en Chine ne suffiront pas à faire
plier les autorités. Mais on y va quand même. On publie, on ennuie, on
titille, on exaspère. On maintient la pression. Et peut-être qu'un jour
nous disons-nous, à force de titillage, de naming and shaming, de
trouage de Firewall, peut-être qu'un jour la situation s'améliorera. Ou
peut-être pas. Mais on est sûr d'une chose : si on ne fait rien, rien ne
changera. Alors on continue. Joyeusement.
Big up à l'équipe de RSF !